Remplacer l'ivoire endommagé

par Xavier Wohleber

Lorsque l'on considère un instrument qui a un siècle ou plus, il est fréquent que certaines touches blanches soient ébréchées. La cause la plus courante, c'est les petits garçons qui jouent avec leur voiture (l'époque des Dinky toys a été difficile pour les pianos) un peu partout. A 4 ou 5 ans, je l'ai fait, je m'en rappelle. Mais je me suis mis au train électrique, c'était plus sage.

Aïe ! Du boulot sur cet Érard n°2 (2 m 48) de 1880.
Pas moins de 30 touches sont grièvement esquintées.

Pour cela, il faut disposer d'une petite réserve d'ivoire. Comme je n'ai guère envie d'aller faire de la contrebande en Inde ou en Afrique, ou en Sibérie, j'utilise des plaques récupérées sur une épave. A ce propos, le commerce de l'ivoire est interdit, c'est très bien (mais un peu tard). Je trouverais bien aussi que l'on interdise l'ivoire de provenance sibérienne (mammouth). Pourquoi ? Rien ne ressemble plus à de l'ivoire de mammouth que de l'ivoire d'éléphant.

Mon technicien Alain Buriez, de St Rémy-les-Chevreuse, m'a montré et expliqué comment on s'y prend.

Dans une première étape je montrerai les opérations sur l'avant de la touche (extérieur des dièses), puis l'arrière dans une autre partie, et le traitement du joint entre les deux, ce qui est primordial sur plan esthétique mais aussi pianistique (le gras du doigt détecte une fraction de millimètre sur une touche!).

Bien sûr, toutes les remarques sont les bienvenues !

Taille et couleur

Attention, la taille des touches (leur longueur principalement) a évolué dans le temps. Au XIXème siècle, une touche mesure 140/141 mm (bord du fronton au cylindre) et 44 mm pour la partie de devant-les-dièses. Au XXème siècle, c'est respectivement 151 et 52 (sur mon Pleyel n°3 de 1934). Et pas mal d'intermédiaires. Il est donc important avant les opérations d'être sûr des dimensions. Quant à la largeur, c'est théoriquement toujours la même, au mois aux XIXème et XXème siècles. Théoriquement, car elle varie d'une fraction de millimètre en pratique. Lorsque'on choisit une touche, que la longueur est bonne, il faut donc vérifier que la largeur est bonne, et que l'on ne risque pas de voir dépasser le bois de la touche.

Pour le choix de l'ivoire d'apport, la taille n'est pas le seul critère. La couleur est à vérifier aussi. De l'ivoire prélevé sur un n°1 de 1894, sur un clavier de 1845 (oblique 1m12). Le soleil éclaircit l'ivoire (ce n'est pas une raison pour mettre un piano au soleil, malheureux!). Le nettoyage (au dentifrice) améliore pas mal les choses. Mais là il ne sera clairement pas possible de mélanger ces deux ivoires !

Décollement

On décolle l'ivoire sur le clavier donateur, ou l'ivoire abîmé sur le clavier qui nous intéresse, à la "patte mouille". Chiffon mouillé, fer à repasser, et on glisse une lame fine mais rigide sous l'ivoire, et miracle, l'ivoire se décolle sans casse, pour peu qu'on y fasse attention. Pendant qu'on y est, autant enlever aussi les résidus de colle d'os sur l'ivoire et le bois. S'aider du chiffon encore chaud et humide. Pour le bois, une lame droite permet d'enlever la plus grande partie. Rien n'empêche de passer un coup de papier de verre au grain 80 pour rayer le bois, la future colle s'accrochera d'autant mieux.

Il existe plusieurs largeurs différentes de la partie "entre les dièses". La première touche montre des traces de dentifrice, assez efficace pour blanchir l'ivoire.

Préparation de la touche

Dans une première étape, je ne me préoccupe de la plaque de devant (celle qui a souffert, le plus souvent, à première vue). Je conserve donc les parties entre dièses. Il faut un état de surface de l'ivoire et de la touche irréprochable. J'utilise du papier de verre grossier (grain 80) au début. Il s'agit d'une part d'enlever les résidus de la colle qui ne vont pas faire bon ménage avec la nouvelle colle. D'autre part, il faut que ce soit plan. A l'aide d'un couteau pointu, je dégage le bord de l'ivoire restant, pour être sûr d'avoir un futur joint parfait. Attention à ne pas abîmer la partie restante.

Que sont ces trous sur la touche au bout de l'ivoire ? Peut-être des traces du système qui permettait de monter les touches chez Érard ? La photo suivante montre que sur certains pianos il y avait un trou unique :

Alain Buriez en train de poncer le bord de la plaquette d'apport. Il a fixé du papier de verre (grain 220) sur une plaque de bois bien plate. Moi j'ai même récupéré un bout de marbre (photo précédente). L'enjeu est que les bords de la plaque soient rigoureusement perpendiculaires.

Il manque une étape : le choix de la plaquette d'apport.

Alain Buriez propose de trouver une plaquette qui convienne à la note [il y en 5 : do, ré, mi, sol, la, et éventuellement les extrémités du clavier] (compte tenu de la position du joint qui dépend de la position des touches noires voisines).

Personnellement, je préfère privilégier la largeur : en effet, en pratique, pas deux touches ont la même largeur ! Donc d'abord je trouve une plaquette qui convienne en largeur (c'est le gras du doigt qui détermine si oui ou non la largeur est bonne).

Ce petit schéma montre comment poncer le bord côté joint : en biseau. Cela facilitera l'effacement du joint, d'une part, et ça permettra à la colle d'évacuer. Le dessin du bas montre qu'en pratique les deux épaisseurs d'ivoire ne sont jamais égales : il faudra égaliser à la toile fine après séchage complet.

Une fois que l'on est satisfait de son futur assemblage, on l'immobilise avec de la bande adhésive bien tendue. Avant cela, on a vérifié que rien ne dépasse. Il n'y a pas deux plaques d'ivoires de la même largeur, il y a eu donc un choix à faire. Mieux que la vue, le toucher permet de sentir l'alignement !

Ensuite, on peut ouvrir l'assemblage; il se remettra à la bonne place sans problème.

Collage

L'ivoire étant fin et transparent, si l'on assemble à la colle transparente, on verra le bois par transparence ! Pour éviter ce désagrément, il faudrait utiliser de la colle d'os avec du blanc d'Espagne. N'en ayant pas sous la main, et considérant que cet assemblage est définitif (et irréversible), j'utilise de la colle blanche vinylique (attention, elle est incolore au séchage), et j'ai peint à la gouache blanche peu diluée la touche et l'ivoire.

Sans attendre le séchage de la peinture, je dépose quelques gouttes de colle blanche.

Et là, je peux refermer mon assemblage, le ruban adhésif me garantit le bon placement.

Deux presses, c'est mieux qu'une. En voici une pour les assemblages à 90° achetée pas trop cher. Un coup de scie à métaux me donnera deux presses.

Ou avec un bête serre-joint. Protéger les faces avec des cales en bois : d'une part on évitera les traces des mâchoires, d'autre part on répartira mieux la pression.

Bien serré, 24 h au moins à attendre.

Le serrage expulse la colle. Autant l'éponger dès le début. Il est clair qu'il n'est pas utile de mettre beaucoup de colle car d'une part elle s'en va, d'autre part, avec elle, elle emmène la gouache. Ici, il y a, en outre, pas mal de traces de dentifrice !

Finition

Le travail n'est pas fini pour autant. Il faut nettoyer (lame propre), d'une part, et il faut égaliser les dépassements de fronton. Le premier est d'origine (1880), le deux autres sont rapportés d'un piano de 1894 (épave). La longueur d'un fronton varie du simple au double, il n'y a pas deux Érard ayant les mêmes frontons ! On égalise au papier de verre fin, doucement, sans risquer de casser l'ivoire, de le rayer, on d'aller trop loin.

Si l'on ne change que la partie avant, il faut redescendre son niveau pour ne pas qu'il y ait de marche au joint. J'ai mis du papier de verre 150 sur un bout de marbre, et je ponce. C'est long. Je n'attaque jamais la touche perpendiculairement au bord du marbre, mais à 45°. Avant cela, j'ai dégrossi avec du papier grain 80 sur une cale en bois (qui me sert aussi à raccourcir les frontons). C'est fini quand le doigt ne sent plus le joint.

Une fois que c'est collé et et sec, on voit que le travail n'est pas fini. Sur cette touche de milieu de clavier, l'ivoire de derrière est bien usé aussi. Il va falloir le changer car le ponçage de la plaquette de devant sera trop fort.

à gauche, une touche "centrale" (un la) où la plaquette de devant a été remplacée. On voit le creusement de la partie arrière qu'il faut remplacer aussi. à droite, une que j'ai mieux réussie (la partie arrière était peu usée).

En voilà un mal fait. D'une part il faut poncer trop pour rattraper (difficilement) la bande de derrière, d'autre part on voit clairement que les faces ne sont pas rigoureusement perpendiculaires : en conséquence, on voit le joint. A refaire. L'expérience finit par venir avec la pratique. Sur la trentaine de touches que j'ai refaites, je m'aperçois que les premières sont moches et mériteraient d'être refaites. En revanche, les dernières sont assez pro ;-)

Concernant la partie arrière, les dimensions sont différentes d'une touche à l'autre bien sur. L’œil averti reconnaîtra la touche n°1 (le la). Debout, une plaquette qui montre qu'elle est taillée en biseau. Devant c'est épais, derrière c'est fin. Mesures d'économie, je suppose.

C'est parti pour les languettes arrière. Même procédure : du ruban adhésif, de la gouache blanche (non diluée, ou très peu), et de la colle vinylique si pas de colle d'os.

Je les mets par deux dans la presse, tête-bêche. Attention, il faut vérifier que la pression repose bien sur les languettes et non sur les partie avant ! Je le vérifie à contre-jour. Sur ces pianos, la languette a une épaisseur qui diminue à mesure que l'on va vers le cylindre (au fond de la touche, comme on dit). La position tête-bêche permet la compensation des pentes tout en évitant que les parties avant gênent.

Cette touche étant légèrement cintrée, pour garder la perpendicularité du joint, j'ai mis une plaquette plus large pour ne pas découvrir le bois. Il faut poncer après séchage la partie saillante.

Il reste encore l'ébavurage, le ponçage, et le nettoyage. Mais gros dilemme : pas question d'enlever les indications portées par les différents techniciens qui ont entretenu le piano. Ces indications font partie de l'histoire intégrante du piano, il est important de les conserver. Sur cette touche extrême, il y a un nom gravé dans l'atelier Érard, puis le nom d'un facteur qui est intervenu bien des années plus tard.


à suivre ...


Association des Amateurs de pianos d'Érard
FAN D'ÉRARD

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